Brissac est un château de famille qui appartient à la même famille depuis le 26 mai 1502, date d’achat de la seigneurie de Brissac par un gentilhomme angevin, René de Cossé. 519 ans plus tard, en 2021, ses descendants, le duc et la duchesse habitent toujours cette demeure avec leurs quatre enfants.

Histoire du château de Brissac

Entre Touraine et Bretagne, voici l’Anjou, opulente en vignobles et parée de monuments anciens. Un inventaire des curiosités de grande et petite rubrique y retiendrait églises, chapelles, prieurés, abbayes, commanderies, une cathédrale et un évêché, à quoi l’ordre civil ajouterait une cinquantaine de logis. Enfin, car l’Anjou monumentale est surtout châtelaine, des châteaux en grand nombre, certes, d’inégale importance. Une dizaine, au plus, méritent de compter dans la constellation des châteaux de la Loire, parmi les étoiles de première grandeur. Brissac est l’un d’eux.

Quittez Angers par le Sud et passez la Loire et ses multiples bras ; vingt minutes vous amènent à l’entrée d’un bourg jadis meunier – n’y subsistent, de nos jours, les ailes que d’un seul moulin – dont les maisons s’épaulent autour d’une église du XVIe siècle. Une roide descente en S, une grille, des cèdres géants, et nous sommes devant le château de Brissac.

La vocation de Brissac est d’abord militaire : éminence mi-cerclée d’un cours d’eau – l’Aubance, nœud de routes vers le sud, il n’est pas surprenant qu’un comte d’Anjou, au Xe siècle, l’ait élue pour y édifier un point d’appui fortifié. Ce comte d’Anjou était le fameux Foulques Nerra, tantôt pillard et paillard, tantôt contrit et constructeur. Son hérisson de bois et de pierre, dont nulle trace ne reste, sinon souterraine, devait subir maints avatars, et voir maintes batailles : ainsi, en 1068, deux seigneurs féodaux, Geoffroy le Barbu et Foulques le Réchin, s’y livrent combat ; le Réchin battit le Barbu, non vraiment qu’il nous en chaille ! Le château-fort passe de main en main. Des noms de famille surgissent au détour des chartes : Rouault, Chemillé, des Roches, La Haye-Passavant. Philippe-Auguste apparaît à Brissac le 11 mai 1206, jour de l’Ascension : venit rex Francorum apud Brachessac in die Ascensionis. Les siècles défilent. Mais ces temps sont obscurs : peu de documents, nulle iconographie.

Tout de même avec la Haye-Passavant, nous émergeons à quelque certitude. Jean de la Haye, seigneur de Brissac, cède le fief à Pierre de Brézé, seigneur de Maulévrier, en 1434. Là, nous touchons un terrain solide.

Solide parce qu’au XVe siècle, nous sommes mieux pourvus de documents ; puis parce que Pierre de Brézé, nous le connaissons bien ; enfin parce qu’il reconstruisit le château de Brissac et qu’un témoignage nous est parvenu de sa construction : les deux tours dissymétriques de la façade du Levant.

Une grande figure, ce Brézé, ministre de Charles VII, et plus tard de Louis XI. Chef de guerre, il est l’homme des coups de main : en 1457, il appareille de Honfleur, à la tête d’un commando de quatre mille hommes, débarque en Angleterre, à Sandwich, et ramène en France trois gros vaisseaux chargés de butin et de prisonniers. Rare succès dans notre histoire que ce raid sur les côtes anglaises. Plus tard Brézé est envoyé par Louis XI au secours de Marguerite d’Anjou, reine d’Angleterre, en difficulté dans la guerre des Deux Roses. Sa fin est digne de sa vie. A la bataille de Montlhéry (1465), il se fait tuer en sauvant le roi. Son tombeau en pierre se voit à la cathédrale de Rouen, à côté du splendide monument funéraire de son petit-fils Louis, qui fut le dernier Brézé, seigneur de Brissac, et que nous retrouverons plus loin.

Son château comptait-il quatre ou six tours ? Nous n’en savons guère. Son aspect ? Analogue à Durtal, Langeais, le Plessis-Bourré, celui-ci construit à la même époque par un autre ministre de Louis XI.

Austère, bien sûr, il devait l’être, malgré les élégantes arcatures qui décorent les chemins de ronde des tours ; malgré les mâchicoulis profilés ; malgré les monumentales lucarnes ornementées. Habitable, pourtant : dans la chambre au premier étage de la tour Nord, on dort fort bien sous la courbe hardie des voûtes nervurées. Les deux tours qui donnent à Brissac son aspect médiéval rappellent le dernier siècle et le plus parfait -du moins en architecture civile- du style appelé “gothique”.

Les Brézé se continuent. Le fils de Pierre, Jacques, qui porte le titre de comte de Maulévrier, épouse la fille naturelle de Charles VII et d’Agnès Sorel, Charlotte, aussi belle que sa mère, mais légère, alors qu’Agnès est sérieuse, autant que favorite peut l’être. Jacques surprend son épouse en marivaudage trop intime avec l’un de ses amis : il assassine l’épouse et ensuite l’ami ; de quoi résultent de graves encombres pour les Maulévrier-Brézé, et finalement leur départ de Brissac, en y laissant le souvenir et peut-être le fantôme de la fille d’Agnès, cette blonde, Charlotte de qui la trentaine inassouvie revient peut-être, âme en peine, errer par les nuits fiévreuses, amicales aux revenants.

Le 26 mai 1502, René de Cossé achetait à Louis de Brézé, petit-fils de Pierre, la seigneurie de Brissac. Il en prit aussitôt le nom.

Ces Cossé, d’où venaient-ils ? Ce sont de modestes seigneurs, à la vérité, mais d’ancien lignage : on trouve leur nom en 1180, sous Philippe-Auguste. Une généalogie peu précise les rapproche en forlongé dans le Maine et l’Anjou. Ils se prénomment Guy, Ancelin, Roland, Artus, Olivier, et même Frébuchert ; leurs femmes, Isabeau, Radegonde, Diane, Françoise, Félice. Arrêtons-nous sur cette Félice. Un joli nom, n’est-ce pas ? qui signifie l’Heureuse. Elle est la mère de Thibault de Cossé, le premier dont on situe bien l’existence, car de science sûre, on sait qu’il est mort en 1503. Il était le père de ce René de Cossé, qui vient d’acquérir Brissac, nous venons de le voir en 1502.

Le duc Charles-André et la duchesse Larissa de Brissac avec leurs quatre enfants Laszlo, Irina, Délia et Annabel.

L’ascension des nouveaux châtelains sera rapide ; elle s’accomplira en un siècle et trois générations. René est un homme solide, par le cœur et le corps. Il vit quatre-vingts ans, performance rare à une époque sans médecins, ou peu s’en faut, sans dentistes, sans asepsie et sans pénicilline. De sa longue existence il fait un destin rempli et je m’y étendrai un peu, quitte, pour le bien situer, à brièvement rappeler les évènements.

Nous sommes sous le règne de Charles VIII, fils et successeur de Louis XI, lequel est mort à Plessis-les-Tours en 1483. A peine disparu ce terrible ouvrier de l’unité française, que les grands feudataires dangereusement s’agitent. A leur tête ? Le premier prince du sang lui-même, Louis, duc d’Orléans, qui passe à la rébellion ouverte. Cela s’appelle la Guerre Folle, bien nommée, car lui et ses féodaux vont se briser au sceptre fermement tenu par une femme, Anne de Beaujeu, sœur aînée du roi mineur, et pour l’heure régente du royaume.

Cette énergique souveraine par intérim n’est pas pour rien la fille de Louis XI ; les mutins vont l’apprendre à leurs dépens : en 1488, à Saint-Aubin-du-Cormier, ils sont complètement battus par les troupes royales et loyales. Quant à Louis, fait prisonnier, on le garde étroitement à vue, tout prince du sang qu’il est.

Ici intervient mon aïeul René de Cossé, seigneur de Brissac, chambellan du roi Charles VIII devenu majeur entre temps. Il lui prêche la clémence et obtient l’élargissement au duc d’Orléans.

Un bienfait n’est jamais perdu ; proverbe de la sagesse des nations, qui ne s’embarrasse pas de se contredire, car elle dit aussi : oignez vilain… Quoi qu’il en soit, le geste de René fut désintéressé, car nul alors ne pouvait prévoir que Charles VIII, en allant jouer à la paume – le tennis de l’époque – dans les fossés du château d’Amboise, se casserait la tête en heurtant du front le linteau de pierre d’une poterne basse, à vingt huit ans d’âge, et ferait, de ce coup funeste, une veuve, Anne de Bretagne, et de son cousin factieux Louis d’Orléans, le nouveau roi, sous le nom de Louis XII.

Ceci est de l’histoire, et chacun la connaît, comme on sait le mot de celui qu’on appela le Père du Peuple : “Le roi de France ne venge pas les injures du duc d’Orléans” ; oui, Louis XII eut la sagesse de maintenir en place l’équipe de son cousin ; il se souvint aussi de ceux qui avaient plaidé sa cause. Ainsi, René de Cossé reçut du roi des charges honorifiques, mais lucratives, qui lui permirent, d’abord, l’acquisition du château de Brissac, comme nous l’avons dit, et puis de prendre femme en la personne de Charlotte Gouffier de Boisy, de qui la mère était une Montmorency, la première famille du royaume à l’époque, et qui n’allait pas peu aider à l’accès et au succès de l’ambitieuse lignée des Cossé-Brissac.

Sautons une vingtaine d’années. Pavie : 1525. Un désastre. Le roi-chevalier, François Ier, est prisonnier de l’empereur Charles-Quint. Tant il se morfond dans sa prison de Madrid qu’il obtient d’être rendu à son royaume, mais contre deux otages de marque : ses propres fils. Là encore, René et Charlotte de Brissac serviront la Couronne : ils accompagneront les princes enfants dans leur prison et partageront leur sort. Quand, après trois ans de captivité, ils reviendront en France, jamais plus les princes -dont le cadet était le futur Henri II- n’oublieront que les Brissac leur furent père et mère dans leur douloureux exil. Ma famille profitera largement de ces dispositions, mais n’en n’aurait rien tiré qui vaille si la génération suivante ne se fût montrée remarquable.

René a trois fils : l’aîné Charles, deviendra comte de Brissac par la grâce de Charles IX, et sera nommé maréchal de France. C’est le meilleur soldat de ma famille, et dans son palmarès, je retiendrai qu’il défendit, avec de maigres forces, le Piémont contre la coalition ennemie jusqu’à la paix de Cateau-Cambrésis, en 1559, et qu’il reprit le port du Havre aux Anglais en 1563. Je n’entrerai pas dans le détail de ses faits d’armes, car j’ai hâte de revenir au château de Brissac, et je n’y suis pas encore.

Le deuxième fils de René de Cossé se prénomme Artus, forme ancienne d’Arthur. Il porte le nom de sa terre de Gonnord près de Brissac. Il est également maréchal de France et également brave, mais dans un style haut en couleur, ce qui le fit souvent prendre pour modèle et pour cible par le mémorialiste Brantôme.

Le troisième, Philippe, est évêque. Négligeons les filles. Non toutes, néanmoins : l’une d’elles, Anne, épouse un sieur de Surgères. Elle sera la mère d’Hélène, l’Hélène de Ronsard, et je ne suis pas peu fier qu’une fille de ma famille ait inspiré au premier poète de la Renaissance cent trente de ses plus beaux sonnets.

Quand vous serez bien vieille au soir à la chandelle,
Assise au coin du feu, dévidant et filant…

Passons à la génération suivante. Le fils de Charles Ier, qui s’appelle aussi Charles, choisit le parti de la Ligue. Il deviendra maréchal de France et sera le premier duc de Brissac. Mais ici, allons moins vite, car les évènements auront une incidence directe sur le château.

Aux aventureux, les temps aventuriers sont propices. Le XVIe siècle, l’un des plus malmenés de notre histoire, devait parachever la fortune des Cossé Brissac, de qui l’ambition, se maintenant sans démenti, atteignit les buts les plus élevés que pût viser un sujet du roi : maréchalat et duché-pairie, l’un et l’autre assis sur l’opulence nécessaire et se déployant dans le décor d’une demeure fastueusement restaurée.

Sa carrière est précoce. A dix-sept ans, il commande une compagnie ; à dix-huit, il est lieutenant-général en Normandie ; à vingt, il part en guerre à la tête de cinq mille hommes que la reine-mère Catherine de Médicis envoie à bord d’une escadre au secours des îles Açores, possession portugaise attaquée par l’Espagne. Après trois semaines de navigation, le combat s’engage. L’affaire est désastreuse ; le navire-amiral qui porte Brissac se défend pendant cinq heures, puis coule bas. A la nage parmi filins, espars et palans, le jeune chef croche la fargue d’une chaloupe, regagne un bord et revient en France sur les débris de la flotte portant les débris de sa troupe.

A la journée des Barricades (celles de 1588, qu’il ne faut pas confondre avec celle de la Fronde soixante ans plus tard), il est aux côtés de Guise contre Henri III. Le Valois s’enfuit et Brissac, vainqueur de la rue, s’écrie : “Si je ne suis bon sur terre ni sur mer, je vaux quelque chose sur le pavé.”

Acte suivant, année suivante. Le rideau se lève sur les Etats Généraux de Blois où Brissac, président élu de la noblesse, harangue le roi en termes sévères : “Le peuple est refroidi en l’amour qu’il portait jadis à ses princes.” Henri III réagit : il fait assassiner Henri de Guise, puis son frère, le cardinal de Lorraine, et emprisonner les députés ligueurs ; mais quelques mois plus tard, il est lui-même assassiné par l’un de ces moines à demi-fous que l’époque produisait en abondance. L’hérédité désigne alors pour la couronne un prince protestant, Henri de Navarre, qui mettra cinq ans à conquérir son trône contre la Ligue, dont Brissac est, avec Mayenne, l’un des chefs.

La reddition à Henri IV de sa capitale Paris, dont le comte de Brissac était gouverneur, ne fut pas une affaire simple. La ville était occupée par les Espagnols ; il fallait ruser, et la ruse eût-elle échoué que je n’eusse pas donné cher de la tête du gouverneur. Bien menée, elle réussit, et le peuple de Paris chantonna :

« Tu es sauvé, Paris ; ton gouverneur Brissac a gardé ton navire et du bris et du sac. »

Cet épisode marque l’apogée de la carrière politique de Brissac. Maréchal de France, il sera gratifié d’un très substantiel billet sur la caisse de Sully, qui bien pourvu, payait à vue, quoique en grognant. Il sera en outre, en 1611, duc-pair. Il a tout. Tout, sauf la demeure. Nous revenons ainsi au château de Brissac, que les évènements que je viens de résumer vont expliquer.

Charles II de Brissac se trouvait en effet devant des décombres. Le château-forteresse des Brézé avait souffert pendant les guerres de Religion. Pris et repris par Ligueurs et Royalistes (le roi de Navarre lui-même l’avait assiégé), il était à demi ruiné. On déblaya, mais cependant, on construisit. Brissac fit appel aux architectes nommés Dangluze et Corbineau. La nouvelle construction serait en hauteur, hardiesse rare à l’époque, et richement décorée. Jacques Dangluze engagea une légion d’artistes et d’artisans et se mit à l’œuvre, dès l’année 1606.

Brissac, comme tous les grands réalisateurs, croyait avoir l’avenir pour lui. La mort le surprit avant l’achèvement de ses projets. Son fils et successeur Louis, à peine inhumé le feu duc, pensa, j’imagine : “Assez de folies”, et fit cesser sur-le-champ tous travaux. Aussi, l’édifice est-il resté tel que les ouvriers l’ont abandonné à la mort de Charles II, en 1621 : c’est un château neuf à demi construit dans un château vieux à demi détruit. Mais ce témoignage inachevé nous est parvenu intact jusqu’à nos jours. Décrivons-le.

Le grand pavillon de cinq étages qu’on appelle le Donjon, devait marquer le centre de la façade du Levant, flanqué de deux corps de logis plus bas, dont seul, celui de gauche jouxtant la tour Sud, fut édifié. Le “Donjon” n’est donc pas dans l’axe de la composition et se cache même partiellement sous l’épaisse muraille entamée de la tour Nord, que le projet complet aurait sans doute reporté symétriquement à la tour Sud. Haut de quarante-huit mètres, auxquels s’ajoutaient, avant 1793, les cinq mètres d’un campanile et les quatre mètres d’un Mercure de bronze, le “Donjon” porte des pilastres suivant les cinq ordres d’architecture : toscan, dorique, ionique, corinthien et composite. Les étages sont percés d’une baie en plein cintre, accompagnée de niches ou de fenêtres et sommée de frontons interrompus qui favorisent l’élan vers le dôme.

Les détails de la décoration, qu’on retrouve à l’intérieur, également sculptés dans la pierre -le tuffeau blanc de la Loire- accusent le premier quart du XVIIe siècle, le style Louis XIII, dans celle de ses trois variétés qui reste encore imprégnée de réminiscences italianisantes : cartouches variés, palmes croisées et nouées, lauriers affrontés, chutes de fruits et puis les crossettes, les balustres, les lourds couronnements des manteaux de cheminées. Nous trouvons encore les signatures du style dans les encadrements des portes et des fenêtres en chaîne de pierre en fort relief, appareillées en harpes, dans les hautes fenêtres à carreaux montés sur petits bois, à l’intérieur, dans le grand escalier à rampe droite, à degrés monolithes , et surtout dans les riches plafonds à poutres et solives sculptées, peintes et dorées, qui peuvent ici rivaliser avec les plafonds des châteaux royaux.

En retour d’équerre au Nord, un pavillon rectangulaire élevant ses sept étages au-dessus de l’Aubance termine un corps de logis plus sévère. Au Sud-Ouest, un terre-plein inattendu, la terrasse Bonnivet (du nom de l’amiral de Bonnivet, de qui René de Cossé avait épousé la sœur) s’adosse sur deux côtés à de grandes façades largement rangées de hautes fenêtres sculptées dans le tuffeau.

Je ne pousserai pas plus avant l’analyse des styles du château, car les illustrations qui accompagnent ce texte parlent sans fatigue. Revenons à son histoire jusqu’à nos jours. Elle se confond avec celle de ma famille.

Des rois y sont venus ; de grandes fêtes y furent données ; mais le XVIIe siècle, sous le sceptre centralisateur de Louis XIV, devait nuire aux annales vivantes des châteaux de France. La domestication de la noblesse à la cour de Versailles, dans un but politique où de bons esprits voient l’une des causes de la Révolution, se poursuit pendant le XVIIe siècle. Le quatrième duc est un libertin, au sens ancien du terme, c’est-à-dire un libre penseur. Passablement ruiné, il meurt sans enfants, et le château revient dans l’ordre de primogéniture à l’aîné de ses cousins, Louis, qui rétablit les affaires de sa Maison.

Au XVIIIe siècle, cette demeure ancestrale devait connaître un nouveau lustre ; nous en connaissons la vie intime par les inventaires de succession, qui placent et qualifient les meubles meublants et nomment les appartements. L’un des plus pittoresques personnages de ma lignée, Jean-Paul Timoléon, septième duc et quatrième maréchal de Brissac, y met sa marque originale de grand seigneur ; voici la Chambre du Roy, où couche ordinairement Monseigneur le duc de Brissac, le Salon Doré, la Chambre des Demoiselles, l’Appartement des Métamorphoses, la Chambre de Monsieur le Marquis, ouvrante (sic) au-devant de la chapelle, celle de feu Monsieur le Duc, la Grande Galerie des Portraits de la Maison de Cossé, l’Appartement de la Belle Judith, la Chambre des Philosophes, l’Appartement des Princes de Danemark, la Chambre d’Epicure…

Le maréchal laissait un fils, Louis-Hercule, huitième duc, gouverneur de Paris, colonel des Cent Suisses, et accessoirement ami très cher, seize années durant, de la douce comtesse du Barry. Il est massacré à Versailles en 1792. Deux intendants, nommés Calmel et Versillé, dévoués comme on l’était sous l’Ancien Régime, engageant la bataille du papier contre la Convention, et finissent par obtenir gain de cause : le château, un moment nationalisé, est rendu à ses héritiers légitimes. Mais les temps sont changés. La Révolution est irréversible, et le nouveau duc, Augustin, esprit moderne, est même un peu socialiste. Né en 1775, mort en 1848, il connaît au cours de sa vie, onze régimes : Monarchie absolue, Monarchie constitutionnelle, Première République, Directoire, Consulat, Empire, Première Restauration, Cent-Jours, Deuxième Restauration, Monarchie de Juillet et Deuxième République ; et cinq souverains : Louis XVI, Napoléon, Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe. De quoi devenir quelque peu sceptique et désabusé.

Une fois de plus, les idées du châtelain influent sur le château ; celui-ci est sorti éprouvé de la tourmente révolutionnaire du fait des guerres de Vendée. Situé en pointe d’avant-garde face au Bocage, au Sud, où commence l’emprise royaliste, le château a servi de cantonnement aux “Bleus” ; ces troupes indisciplinées de la Première république y ont commis de graves dégâts que n’a pu prévenir ou empêcher la municipalité de Brissac, laquelle se plaint dans une curieuse lettre adressée au Directoire du Département de Maine-et-Loire (16 pluviôse, an II) :

“Républicains,
Dans l’Ancien Régime, le château de Brissac fit le malheur des habitants de cette terre ; dans le nouveau, il semble que ce monument d’orgueil et de tirranie (sic) doive achever d’écraser les trop malheureux citoyens de cette petite ville. De tous les temps il a été la pierre d’achoppement !…”

L’ordre consulaire revenu, le nouveau duc Augustin fait le compte des dommages ; devant l’ampleur du devis, il déclare forfait et préfère édifier une demeure confortable et coquette et s’installer dans ce “Petit Château” en face du grand, se résignant à contempler sa grandeur et accepter sa ruine.

A la génération suivante, l’éphémère petite demeure fut démolie, et la remise en état du château entreprise par l’épouse du marquis de Brissac, qui fût devenu le onzième duc, n’eût-il péri en 1871, dans la déroute neigeuse de l’armée de Bourbaki. Active et fortunée, la marquise de Brissac, sa veuve, née Jeanne Say (en secondes noces, vicomtesse de Trédern) rénova les intérieurs: salons, salle à manger, chambres, et acheva ses travaux par la création du théâtre.

Passionnée de musique, interprète talentueuse, amie des plus grands amateurs et compositeurs de son temps, elle décide de construire pour elle-même son propre théâtre dans son propre château, là où sans craindre l’opprobre et les critiques, elle pouvait tenir les grands rôles d’opéras et d’opérettes.

Le théâtre est inauguré en 1890 et jusqu’en 1914 chaque automne est la saison où le chant lyrique transforme Brissac.

Sur les premières travées d’avant-scène se déploie l’orchestre venu de Paris et résidant à Brissac pendant l’été. Peu d’invités dans les quelques bancs du fond : les amis choisis pour leurs voix se tiennent surtout sur la scène et dans les coulisses. Les spectateurs sont parfois les gens du château et du village auxquels s’ajoutent pour les grandes soirées de gala les enfants de la chatelaine.

Je m’arrête là. Il faut savoir ne pas tout dire. Que cet ouvrage, inspire au lecteur la tentation de visiter, en Anjou, l’un des fleurons de sa couronne, Brissac, ce grand vaisseau parfois durement tourmenté dans les rafales de notre histoire, mais heureusement piloté par les mêmes mains depuis près d’un demi-millénaire. J’en serais heureux. Que le visiteur découvre, dans la douceur angevine, ce que je n’ai pas décrit, qu’il sache composer de ses impressions une émotion, et sous le ciel du Val de Loire, de ses émotions, un souvenir.

Pierre de Cossé XIIème duc de Brissac Paris – Brissac – 1954